DU MOYEN-ÂGE À LA RÉVOLUTION |
L’ABBAYE
La Passio sancti Salvii parle déjà, à la fin du 8e siècle, d’une donation faite au monastère de Saint-Saulve par le «roi» ou «duc» Charles (comprenons Charles Martel) du tiers des revenus du fisc de Valenciennes. L’auteur de cette Passio prie ses «frères» et les «prêtres servant Dieu à Saint-Saulve» de prier pour lui : dès cette époque existait donc une communauté religieuse. L’historiographe de Charlemagne, Éginhard (770-840), rapporte la translation en ce même «monasterium Sancti Salvii» de reliques des saints Pierre et Marcellin, en 828. À cette époque, le ‘recteur’ de l’abbaye, Georges, était un prêtre vénitien, qui l’avait obtenu «par le bienfait du roi» (il s’agit de l’empereur Louis le Pieux), ce qui implique un lien de vassalité.
En 870, le «monasterium Sancti Salvii» est attribué par le Traité de Meersen à Charles le Chauve : c’est une abbaye royale. Peut-être ce monastère dépendait-il à l’origine de l’abbaye Saint-Martin de Tours ; c’est du moins ce que prétend un acte rédigé en 914 au nom de son abbé laïque, le futur roi Robert Ier ; mais ce document est considéré par certains historiens modernes comme un faux, l’abbaye tourangelle cherchant à ‘récupérer’ un bien supposé lui avoir appartenu avant le sac de l’église Saint-Martin (justement !) et de l’abbaye de Saint-Saulve par les Normands, vers 880.
Au début du 11e siècle, l’auteur des Gesta episcoporum Cameracensium parle d’un «monastère de chanoines», dont il attribue la fondation à Charles Martel. Un acte de 1071 cite Saint-Saulve parmi les chapitres de chanoines du comté de Hainaut. Les récentes fouilles archéologiques tendent à confirmer l’existence, dès le 10e siècle, d’un important établissement religieux : seule une partie des bâtiments a pu être fouillée, mais les proportions impressionnantes des fondations mises au jour laissent supposer qu’il s’agissait déjà d’une vaste construction.
En 1103, le monastère fut agrégé à l’ordre de Cluny, ce qui lui donnait une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir temporel (en particulier du comte de Hainaut), mais le rabaissait au rang de simple prieuré. Les chanoines durent céder la place aux moines bénédictins de Saint-Géry de Valenciennes, ce qui se fit progressivement (en 1103, douze chanoines occupaient le monastère ; il en restait six en 1120) ; mais le dernier chanoine vivant, par dépit, brûla les archives : les moines durent avoir recours au pape, qui leur rendit leurs titres en 1144.
Cependant, le monastère est souvent appelé abbaye au 12e siècle, (l’appellation de prieuré est plus fréquente au 14e), et en 1488 sont évoqués «les prieur, religieux et couvent de l’église et abbaye de Saint-Saulve» - ce qui dénote un certain prestige, s’agissant du «plus grand établissement bénédictin de Valenciennes» et environs qui, possédant l’autel de Saint-Géry, avait un droit de regard sur les affaires religieuses de Valenciennes - rive droite (la rive gauche relevant du diocèse d’Arras). Ses possessions (terres, bâtiments, cens et rentes) sont nombreuses, non seulement à Saint-Saulve même, Valenciennes et environs, mais aussi dans le Tournésis. En 1314, les bâtiments monastiques, promis à une ruine prochaine par l’incurie des prieurs successifs, furent sauvés in extremis ; à partir de 1337, ils furent régulièrement ravagés par des raids guerriers (Guerre de Cent Ans), et les moines se dispersèrent : ils furent rappelés, vers 1360, par le prieur Jean Thisy.
«Jusque vers 1375-1376, les prieurs sont nommés par les abbés de Cluny sans problème majeur. A partir de cette date, la commende intervient. L’abbé n’a plus l’initiative, qui revient au pape jusqu’au début du XVIe s. puis à l’empereur. Le priorat suit donc alors les vicissitudes de la politique de l’Église et de la politique en général... mais aussi des intrigues locales» (Ph. Racinet). En 1466, Jacques de Croÿ reçut le prieuré en commende, mais s’en démit en faveur de Sohier Boulet, se réservant toutefois une pension de 400 florins : nommé prieur en 1478, mais dépouillé de tous les biens du monastère, Sohier fut contraint de renvoyer les moines dans leurs familles, jusqu’à ce que l’empereur Maximilien eût pourvu à leurs besoins. De plus, les troupes de Louis XI avaient incendié une partie des bâtiments, en 1477.
Antoine de Lallaing, prieur de 1520 à 1541, employa, vingt ans durant, tous ses revenus et son patrimoine à réparer et embellir le monastère. Mais, lors des troubles religieux de 1556, le prieuré fut à nouveau dévasté par les Huguenots, et les moines se réfugièrent au Quesnoy ; ils s’y replièrent une seconde fois après le pillage du monastère par les Français, en 1576 ; la même année, l’église du prieuré et son clocher sont abattus par la tempête. Peu de temps après, le monastère fut relevé par le prieur Georges d’Autriche. Le système de la commende - qui attribuait la gestion du monastère à des laïcs, uniquement soucieux d’en tirer de confortables revenus, souvent sans même y résider - avait amené le prieuré au bord de la faillite. Pour «fermer l’entrée à l’ambition des courtisans», le dernier prieur, Philippe d’Oignies, obtint du pape Urbain VII d’ériger le prieuré en abbaye indépendante. Il en devint le premier abbé, recevant la crosse et la mitre le 7 octobre 1629. Le manuscrit intitulé Catalogue et Actions des Prieurs du Monastère de St-Saulve a été écrit en 1602 par Dom Thiéry Ghisbert, sous prieur, et repris en 1761 par Dom Benoît Buvry, dernier abbé. Ce précieux document (Bibliothèque municipale de Valenciennes, manuscrit 528) fournit la liste des prieurs et abbés depuis 1104, et rend compte de leurs travaux de restauration et d’agrandissement des bâtiments.
Nouvellement reconstruite, l’abbaye fut endommagée lors du premier siège de Valenciennes par Louis XIV, en 1656. Un tableau de Snayers (autrefois attribué à Van der Meulen) représentait ce siège, et l’abbaye de Saint-Saulve y apparaissait à l’horizon. Le tableau a disparu, mais un croquis qui en fut tiré nous a conservé la silhouette de l’abbaye. Ce tableau a inspiré V. Facon, pour le polyptyque de la chapelle Saint-Saulve (1902), en l’église paroissiale : l’abbaye est représentée dans le panneau de la translation de saint Saulve.
L’abbaye fut restaurée sous l’abbatiat de Dom Alexandre Le Roy (1659-1670). Son successeur, Dom Jacques Tordreau (1671-1702) fut un grand bâtisseur : il fit construire ou reconstruire le dortoir, l’infirmerie, le logement du prieur, et surélever la tour-clocher, dont il fit refaire la cloche, dite ‘Jacoba’. C’est lui qui fit en sorte que l’église paroissiale fût reconstruite à l’écart de l’abbatiale. Il est remarquable que l’abbaye, débarrassée du joug clunisien, s’éloigne de la paroisse (donc des paroissiens), et s’accapare le culte de saint Saulve, auquel elle joint celui de Charlemagne (dont elle prend alors le blason supposé, aussi prestigieux que bivalent : «mi-parti d’Empire et de France» !), à une époque où le Hainaut est disputé entre l’Empire qui se défait et la France qui s’élargit...
L’abbaye comptait alors huit religieux, en plus de l’abbé, dix valets et deux servantes ; elle possédait vingt-deux chevaux, treize bêtes à cornes et 350 moutons. Le petit nombre de moines peut s’expliquer par la peste qui sévit alors dans les environs. Dom Jean-Baptiste Wéry (1702-1704) releva les bâtiments et le cloître qui menaçaient ruine, ainsi que le clocher, qu’il fit orner d’un «dôme» (peut-être un bulbe, comme à l’église paroissiale de Condé) ; il fit construire le logis de l’abbé et un autre bâtiment près de l’entrée, et enclore le jardin.(1)
Dom Benoît Dehault (1742-1761) fit reconstruire de fond en comble l’église abbatiale, dont il fit paver le chœur en marbre, et qu’il dota d’un orgue ; il fit aussi couvrir d’ardoises la grange et la bergerie, et restaurer le moulin de Marly. Toute cette activité lui valut d’être appelé «Benoît l’Edifieur» par son successeur, Dom Benoît Buvry (1761-1790), qui fit, lui aussi, procéder à une restauration complète. On dénombre alors seize religieux. Une gravure de J. Papillon, de 1685, (Bibliothèque municipale, Valenciennes) représente une église, qui paraît être l’abbatiale, accolée d’un clocher à bulbe typique de cette époque. Des plans des 17e et 18e siècles nous donnent un aperçu de la disposition des bâtiments (Archives du Génie, Vincennes ; Direction des Voies Navigables, Valenciennes ; Archives Municipales, Valenciennes).
En 1790, les moines quittèrent l’abbaye et se dispersèrent. Les inventaires de 1790 et 1791 ne dénotent pas une grande richesse, si ce n’est dans le mobilier qui garnit les quartiers de l’abbé. La bibliothèque (qui avait été pillée par les Huguenots) renfermait encore 332 in-folio, 172 in-quarto, 842 in-12 «et plusieurs vieux livres.» Vendue en 1792 comme Bien National, l’abbaye abrita en 1793 une fonderie de bronze, où furent refondues les cloches des districts de Valenciennes, le Quesnoy et Avesnes, réquisitionnées par la Monnaie. La même année, suite à l’épidémie de scorbut, les abbayes de Saint-Saulve et de Crespin furent converties en hôpitaux. Le dernier propriétaire de l’abbaye (qui l’acquit pour 4800 francs) en cultiva les terres, laissant les bâtiments à l’abandon : sous le Premier Empire, ils furent dépecés et vendus «au détail» comme pierres à bâtir... En 1845, les Ursulines rachetèrent le terrain pour y construire leur couvent et pensionnat de jeunes filles, Notre-Dame de la Garde. Des bâtiments abbatiaux subsistent le porche d’entrée (17e s., remanié vers 1860), une partie du mur d’enceinte (17e s.), dit «mur de Charlemagne», sur la grand’ place, et le mur du jardin (17e -18e s.), dit «mur de l’abbaye», au long du Vieil Escaut.
1) E. TRELCAT, Histoire de l’Abbaye de Crespin, Paris, 1923, t. I, p. 508, présente un peu différemment l’action de Dom Tordreau et de Dom Wéry : «Le 8 octobre 1670 mourait au couvent de Saint-Saulve Dom Alexandre Leroy, abbé du monastère. Son successeur Jacques Tordreau ne fut pas à la hauteur de sa charge pour l’administration des biens de la maison et fut destitué de la direction du temporel en 1683 par le Parlement de Flandre, qui confia cette charge à Dom Wéry. En 1694, le même Parlement reconstitua Dom Tordreau, lui imposant comme auxiliaire administrateur Dom Wéry. Durant sa gestion, Dom Jean-Baptiste fit bâtir la maison abbatiale, le cloître et l’église paroissiale, clôturer de murs le jardin, restaurer le clocher de l’abbaye ; il fournit à la maison des nappes, des serviettes et des couverts d’argent ; il augmenta le nombre des vaches et paya les dettes de la maison. Bref, il «remit tout sur un bon pied», rendant un compte exact de ses achats, de ses dépenses comme de ses recettes (Archives du Nord, liasse 16).»
BIBLIOGRAPHIE
- André BREUCQ, Notes historiques sur Saint-Saulve, manuscrit (vers 1925).Pierre CHAPRON, Le Prieuré de Saint-Saulve au Moyen-Age, Maîtrise d’Histoire, Lille, 1989.Maurice COENS, ‘La Passion de saint Sauve, martyr à Valenciennes’, Analecta Bollandiana, LVXXXVII, 1969.Bernadette DUPONT-CARPENTIER (dir.), ‘Quelques notes concernant les biens de l’abbaye de Saint-Saulve’, Valentiana N° 3, juin 1989.
- Raymond DURUT, Bruay-sur-l’Escaut à travers l’Histoire, Bruay-sur-l’Escaut, 1991.Thiéry GHISBERT et Benoît BUVRY, Annales du Prioré de Saint-Saulve, manuscrit 528 de la Bibliothèque Municipale de Valenciennes. Anne-Marie HELVETIUS, Abbayes, évêques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut (VIIe-XIe siècle), Bruxelles, 1994.
- A. LE GLAY, Cameracum christianum, Lille, 1849.Henri PLATELLE, ‘Survol de l’histoire de Saint-Saulve’, Mémoires du Cercle Archéologique et Historique de Valenciennes, VII, 1971.Philippe RACINET, ‘Saint-Saulve de Valenciennes. Un monastère clunisien du Nord’, Valentiana N° 6, décembre 1990
LISTE DES PRIEURS ET ABBÉS DE SAINT-SAULVE
avec les blasons et devises connus par les sceaux ou par les Annales du Prioré de Dom Buvry.
PRIEURS
(GEORGES vers 830)
(HUGUES I en 866)
1. HUBERT I 1104-1118
2. ROBERT I 1118-1119
3. RICHARD 1119-1126
4. HUBERT II 1126-1130
5. ROBERT II 1130-1134
6. ADON 1134-1144
7. HUGUES II 1144-1146
8. HUBERT III 1146-1153
9. AYMON I 1153-1181
10. MAYNIER 1181-1194
11. ARNOULD 1194-1196
12. GUICHARD 1196-1217
13. ÉLIE 1217-1239
14. RAOUL I 1239-1287
15. RAOUL II 1287-1312
16. ÉTIENNE 1312-1314
17. GÉRARD 1314-1326
18. AYMON II 1326-1337
19. GÉRARD BERNART 1337-1339
20. GUILLAUME DE CANCERIS 1339-1349
Écu à la croix, brisé d’une bande.
21. JEAN THISY 1349-1367
22. ANDRÉ THISY 1367-1376
Écu à la bande accompagnée d’une merlette en chef.
23. JEAN, ÉVÊQUE DE LIMOGES 1376-1384
24. LE CARDINAL DE FLORENCE 1384-1388
25. ARNOULD DE LE SAUCH 1388-1395
26. ANSÉRIC 1395-1396
27. RASSE DE WARGNY 1396-1416
28. PIERRE DE LOYAUCOURT 1416-1419
29. MARTIN BOUSSEUX 1419-1425
Écu au croissant accompagné d’une étoile en chef.
30. PIERRE DE BALLIN 1425-1433
31. SIMON WILLORT 1433-1453
32. JACQUES DE CROŸ 1453-1478
33. SOHIER BOULET 1478-1497
34. OTHON DU JONCQUOY 1497-1505
Devise : «Deus noster refugium.»
35. GUÉRIN 1505-1512
36. JEAN DU CHEMIN 1512-1519
Écu semé (?) de fleurs de lis au pied coupé (?)
37. JEAN BRISSELOT 1519
38. CHARLES DE LALAING 1519-1520
39. ANTOINE DE LALAING 1520-1541
Devise : «Menti bonae occurrit Deus.»
40. FRANÇOIS BONVALLOT 1541-1547
Devise : «Plus liceat quam libeat.»
41. JACQUES DE SAINT-MAURICE 1547-1572
42. GUILLAUME LE NATTIER 1572-1579
43. JACQUES DE SAINT-MAURICE 1579-1597
Écu à l’aigle, coupé d’une croix fleuronnée.
Devise : «Nescit mergi.»
44. GEORGES D’AUTRICHE 1597-1619
Devise : «Semper ad Arcton.»
45. PHILIPPE D’OIGNIES 1619-1629
ABBÉS1. PHILIPPE D’OIGNIES 1629-1636
Écu à la fasce d’hermine.
Devise : «Semper tendens in melius.»
2. RENAUD BECQUET 1636-1648
Devise : «Juste et pie.»
3. JACQUES DE BUILLEMONT 1648-1659
Écu à l’écusson en abîme, à la bande sur le tout.
Devise : «Pedetentim.»
4. ALEXANDRE LEROY 1659-1670
5. JACQUES TORDREAU 1670-1702
D’azur au taureau furieux d’or accorné d’argent.
Devise : «Constans in adversis.»
6. JEAN-BAPTISTE WÉRY 1702-1704
D’azur au chevron d’or accompagné de 3 étoiles à
6 branches (ou de 3 trèfles) du même.
7. JACQUES HARDY 1704-1729
8. LÉOPOLD DE LA FERTÉ 1729-1742
Écu au lion surmonté de trois étoiles à cinq branches.
9. BENOÎT DEHAULT 1742-1761
10. BENOÎT BUVRY 1761-1790
D’azur à la fasce d’or, en chef un lion d’or, armé et lampassé de gueules, issant de la fasce, en pointe trois bisses d’or posées en pal. Devise :
«Fort comme le lion, prudent comme le serpent.»